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18 décembre 2006 1 18 /12 /décembre /2006 21:48

[...] on me demande pour la énième fois : pourquoi voyagez-vous tant? Il y a toujours dans ces questions un élément d'accusation, comme si la stabilitas loci, cette vieille règle interdisant aux Trappistes et aux Char­treux de jamais quitter leur couvent une fois entrés dans la clôture, devait être la norme humaine et son contraire, la mobilité comme principe, une infraction perverse à cette règle d'airain, point de vue que nul n'a mieux formulé dans toute son implacabilité que Pascal, pour qui « tout le malheur des hommes vient d'une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre ».

[...] Les Trappistes menaient, en un sens, une vie extrémiste. Pas à leurs propres yeuxsans doute, mais tout de même. Une fois entrés, ils n'avaient plus le droit de sortir, ni de parler, et en cas d'absolue nécessité de communiquer, ils avaient à leur disposition une sorte de langage des signes, comme les sourds-muets. Ils se levaient avant le jour, vivaient de la pro­duction de fromage et de bière, dans un monde cyclique rythmé parles saisons et par la répétition annuelle des temps forts du calendrier liturgique, un monde silencieux et statique qui, lentement et en décrivant de grands cercles toujours identi­ques, se mouvait à travers le temps sans que les moines eus­sent jamais besoin de franchir les murs de leur couvent.

[...] mais ce que je sais, c'est que dans la grande mobilité qui caractérise ma vie, je ne cesse de revisiter ces lieux d'immobilité, pour troquer provisoirement - fût-ce un bien bref instant - la ligne zigzagante de mon parcours et le prin­cipe du détour contre cette forme de vie si opposée. Peu importe à quel moment on y entre - dans un monastère zen aux abords de Kyoto, à l'Aula Dei chez les Chartreux espagnols, à Orval ou à Cluny chez les Bénédictins ou une fois de plus chez les Trap­pistes de l'ermitage d'Achel - on se dépouille de l'agitation du monde en mouvement pour se retrouver inclus dans un méca­nisme d'horlogerie lent et enroulé sur lui-même, et je ne crois pas qu'il y ait meilleur endroit où réfléchir à cette phrase ini­tiale du poème de Goethe : que signifie le mouvement?

[...] Je ne suis pas sûr de mériter le titre honorifique de nomade, mais il est certain que ma vie s'apparente au nomadisme. Reste à savoir s'il existe des différences essentielles entre ces deux modes d'existence, si le voyageur ne vit pas dans son couvent person­nel, moine d'un ordre individuel dont il a lui-même fixé la règle. Son chaos apparent obéit aux lois de l'arrivée et du départ, ce qu'il fait lorsqu'il réfléchit dans une chambre d'hôtel ou dans un avion bondé au cours d'un vol de douze heures s'appellerait méditation dans un monastère, le voyageur solitaire observe plus souvent le silence que maint conventuel et, en dépit de tout le mouvement qu'il se donne, il vit, comme les moines dans leur cellule, dans le monastère infiniment grand de l'univers, cette immense horloge qui va son train perpétuel, comme la vie dans les monastères humains.

[...] mais je savais qu'en fermant les yeux, je verrais le labyrinthe arachnéen, le réseau des voies maritimes, des rails de chemin de fer, des lignes aériennes, des chaussées et des sentiers qui ligote le monde et qui, pour le voyageur, remplit la même fonction que le livre d'heures pour le moine cloîtré.

[...] Un jour, j'ai décidé d'échanger une cellule monas­tique contre les chemins du monde et c'est aujourd'hui seule­ment, après tant de pérégrinations, que j'ai enfin compris que, si l'on cherche la même chose, l'opposition entre le mouvement et l'immobilité est un leurre, et qu'il me fallait tout ce mouve­ment pour le découvrir.

Cees Nooteboom
Goethe, le monastère et le mouvement
Traduit par Philippe Noble
Actes Sud pour la traduction française

tiré du Magazine littéraire N° 457

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