En quoi le déluge biblique se démarque-t-il des mythes mésopotamiens ?
Les premiers récits connus du déluge sont antérieurs de plus de mille ans à la rédaction de la Bible. C’est après leur déportation à Babylone en 586 av. J.-C. que les Hébreux y découvrirent des écrits mésopotamiens des IIIe et IIe millénaires av. J.-C.
Parmi ces mythes, les épopées d’Atrahasis et de Gilgamesh, redécouvertes au XIXe siècle, racontent un déluge commandité par les dieux pour engloutir une humanité devenue trop bruyante…
Cette histoire s’ancre dans une angoisse concrète pour les Mésopotamiens : le Tigre et l’Euphrate étaient en proie à des crues dévastatrices.
La dramaturgie du déluge biblique (Gn 6-9) reprend peu ou prou celle de ces mythes antiques : en protégeant un homme (Noé, dans la Bible), Dieu sauve in extremis l’humanité de l’extinction, et promet finalement de ne plus jamais recourir à une telle puissance destructrice.
Or contrairement aux dieux mésopotamiens, le Dieu unique de la Bible est décrit comme bon et source de vie : autrement dit, pas prédisposé à noyer sa propre Création.
« L’élément nouveau qu’apporte la Bible par rapport aux mythes antérieurs, c’est le constat d’une violence qui peut habiter l’être humain », explique Dany Nocquet, professeur d’Ancien Testament à l’Institut protestant de théologie de Montpellier.
Cette violence, partie de l’homme mais s’étant propagée comme par contamination à « toute chair » (Gn 6, 12), est ce qui pousse Dieu à décider du déluge. Pour Dany Nocquet, tout le début de la Genèse pose la question suivante : comment réguler la violence ?
« Les récits des commencements sont une grande introduction à ce qui va suivre : le don de la Loi. C’est par elle que la vie sociale – et donc la violence – pourra être régulée. »
Que dit le déluge de Dieu ?
Cet épisode donne à voir un Dieu intransigeant, qui ne supporte pas le mal (il lui préfère même, au moins au début, la destruction et la mort).
Mais aussi un Dieu qui semble se contredire lui-même, par deux fois : il regrette d’abord d’avoir créé un monde aussi corrompu, puis d’avoir voulu le supprimer.
« Cela tranche avec l’idée d’un Dieu infaillible, telle qu’elle s’est développée au Moyen Âge », souligne le rabbin massorti Yeshaya Dalsace.
« Au cours des quatre chapitres consacrés au déluge, Dieu se reprend, évolue, et finit par accepter les défauts de sa Création et de l’humanité. »
Pour André Wénin, professeur émérite de l’Université catholique de Louvain (Belgique), cette concession finale ne fait que corroborer une idée qui parcourt la Bible : Dieu compose toujours avec les choix que font les humains dans leur liberté (en l’occurrence, la violence).
« Toute la Bible raconte comment Dieu, en raison de l’alliance, a les mains liées par la liberté humaine. »
L’autre grande leçon du déluge, c’est que Dieu ne veut pas la mort. Il a essayé cette solution, mais elle ne lui a pas convenu. Dieu est le premier à renoncer à la violence – appelant ainsi l’humanité à faire de même – quand il dépose son arc (donc ses armes) dans les nuages (Gn 9, 13).
Cet arc, souvent représenté par un arc-en-ciel, sera le signe de son alliance avec Noé et ses fils : donc le signe d’une relation renouvelée avec l’humanité.
Cette alliance (berith) – la toute première de la Bible – préfigure celles qui lieront Dieu à Abraham, Israël ou encore David.
Que représente Noé ?
Seul survivant humain du déluge avec « ses fils, sa femme et les femmes de ses fils », Noé est un nouvel Adam, une sorte d’ancêtre premier mythique.
Il est du même coup le dernier représentant de l’humanité antédiluvienne, à peine humaine, caractérisée par des âges insensés (Noé meurt à 950 ans, Adam à 930 ans).
Plus un archétype qu’un véritable personnage, Noé ne prononce presque aucune parole dans le texte biblique.
S’il est protégé du déluge, c’est parce qu’il est juste (tsadik), intègre (tamim) et qu’il marche (halakh) avec Dieu (Gn 6, 9).
Autant de qualificatifs qui seront par la suite attribués à Abraham – sauf que lui marche « devant » Dieu (Gn 17, 1), ce qui est connoté encore plus positivement.
Par rapport à Noé, dont la tradition juive l’a rapproché, Abraham présente davantage de finesse et de complexité.
Il cherche par exemple à négocier avec Dieu quand il apprend son intention de détruire Sodome.
« Noé, lui, se contente d’obéir en se mettant à l’abri avec les siens dans l’arche ; selon la Bible, il ne prévient même pas les humains qui vont finir noyés ! », remarque le rabbin Yeshaya Dalsace.
Bien sûr, qui dit Noé dit les innombrables couples d’animaux qu’il fait monter avec lui dans l’arche.
« En maîtrisant les animaux en douceur, sans même avoir à séparer le lion de la gazelle, Noé offre l’image d’un univers réconcilié », explique André Wénin.
Le jésuite Paul Beauchamp (mort en 2001) avait d’ailleurs vu en Noé « le pasteur de sa propre animalité » : un être capable de dominer les forces et passions qui sont en lui, pour conquérir ainsi son humanité.
Noé n’est toutefois pas exempt d’imperfections morales : il est même le premier, dans la Bible, à s’enivrer (Gn 9, 21) !
Mais en descendant de l’arche, son premier geste est de rendre un culte.
Cela plaît à Dieu et le conduit à prendre cette poignante décision : « Jamais plus je ne maudirai la terre à cause de l’homme » (Gn 8, 21).
Quel lien avec la crise écologique ?
Le monde fragile dépeint dans la Genèse, avec ses aléas climatiques capables d’anéantir l’humanité, fait écho à une angoisse très actuelle. Dieu avait pourtant « promis » que cela n’arriverait plus…
« Dieu a une capacité de salut sur la Création, mais cela ne peut nous déresponsabiliser : dans l’alliance, l’homme aussi est engagé », précise le père Étienne Grenet.
Dans son récent livre Le Christ vert (1), ce prêtre parisien avance une interprétation originale du déluge.
Pour lui, il ne s’agit pas tant d’un châtiment divin arbitraire que de « la propagation de la violence de l’ordre humain à l’ordre cosmique ».
Avec le déluge, Dieu ne fait qu’accélérer les conséquences du péché humain, générateur de chaos.
L’intervention divine la plus remarquable n’est donc pas tant, pour ce prêtre engagé dans l’écologie intégrale, du côté du « déclenchement » du déluge que dans le fait que ce monde tienne malgré tout, en dépit de l’injustice de l’humanité.
« Dieu fait tenir la maison commune. »
Ce qu’il faut retenir
La première alliance de la Bible
Le déluge biblique s’inspire largement de mythes mésopotamiens mis par écrit aux IIIe et IIe millénaires av. J.-C.
Si Noé est protégé du déluge, c’est parce qu’il est juste, intègre et qu’il marche avec Dieu. Ces qualificatifs seront aussi attribués à Abraham, qui sera le deuxième personnage biblique avec qui Dieu nouera une alliance.
Cet épisode donne à voir un Dieu intransigeant, qui ne supporte pas le mal, mais qui ne veut pas non plus la mort. Après que Noé est sorti vivant de l’arche et lui a rendu un culte, Dieu renonce pour toujours à une telle puissance destructrice.
Mélinée Le Priol
(1) Artège/Le Sénevé, 336 p., 18,90 €.
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