C’est bien, en effet, ce qu’affirme la tradition de l’église latine depuis la fin du viesiècle (Grégoire le Grand, 591). Mais cette tradition n’a été retenue ni par l’église grecque, ni par l’église syriaque.
Et les évangiles, eux, ne disent rien de tel. Tandis que la pécheresse lucanienne est laissée dans l’anonymat, Marie de Magdala, elle, est au contraire présentée comme un témoin privilégié et un acteur de tout premier plan.
Et c’est aussi le personnage féminin le plus souvent cité dans les évangiles. Au sein du groupe de celles qui suivent Jésus, la Magdaléenne occupe la préséance : lorsqu’elle se trouve en compagnie d’autres femmes, elle est toujours nommée en tête de liste.
Elle est présente au Calvaire et se trouve formellement à la tête du groupe de femmes qui se rendent au tombeau. Et c’est elle qui s’acquitte alors envers le défunt de tous les devoirs qui reviennent habituellement à la mère.
Chez Jean, c’est même à elle seule que Jésus apparaît au matin de Pâques. Précisons surtout que, dans les évangiles, Marie de Magdala et la mère de Jésus ne sont jamais présentes simultanément, à une exception près semble-t-il, en Jean 19, 25 : « Près de la croix de Jésus se tenaient sa mère et la sœur de sa mère, Marie, femme de Clopas, et Marie de Magdala ».
Combien de femmes au pied de la croix ?
Les exégètes sont toujours divisés sur la question de savoir si l’évangéliste mentionne ici trois ou quatre femmes. Mais, comme souvent, la vérité est ailleurs…
Car Jean ne parle en réalité ici que deux femmes : il les présente, puis il les nomme, mais en ordre inversé, car il s’agit d’un chiasme (schéma classique de type ABBA).
Plusieurs commentateurs (dont Raymond E. Brown, à ne pas confondre avec Dan Brown…) avaient justement observé que, chez Jean, tout le récit de la crucifixion et de l’ensevelissement obéissait à une structure chiasmatique, non pas seulement à l’échelle des mots cette fois, mais à l’échelle des phrases, des idées – appelons-la : « macro-chiasme ».
On avait également établi que cette structure s’articulait autour de Jean 19, 25-27, qui en constituait la clé et qui devait donc permettre d’en saisir tout l’ensemble.
Mais nul n’était jusqu’ici parvenu à en percer le « code » car personne n’avait encore eu l’idée de pousser l’analyse au-delà de la macrostructure.
Or, il se trouve que ces trois versets de Jean, situés au cœur du « macro-chiasme », répondent eux aussi, mais au niveau de la microstructure, à une construction chiasmatique, ce qui nous donne en fait :
« Près de la croix de Jésus se tenaient sa mère (A)
Et la sœur de sa mère (B),
Marie, femme de Clopas (B),
Et Marie de Magdala (A).
Jésus donc voyant sa mère (A)
Et le disciple se tenant auprès (B),
Celui qu’il aimait (B),
Dit à sa mère (A) :
“Femme (A),
Voici ton fils (B)”.
Puis il dit au disciple (B) :
“Voici ta mère (A)”. »
(Jean 19, 25-27)
En somme, l’évangéliste inscrit discrètement ici une série de croix en X sur la Croix en † (ou en T) sur laquelle Jésus est supplicié.
Précisons que cette construction particulière trouve sa justification dans cet évangile mais nous n’entrerons pas dans les détails ici.
La suite du récit est connue : Marie de Magdala se rend ensuite au sépulcre où Jésus lui apparaît. Le récit de Jean est donc d’une grande cohérence : de même que sa mère est présente à la Croix, elle l’est aussi au tombeau.
Selon la lecture traditionnelle des sources évangéliques, Marie, la mère de Jésus, quoique présente durant le ministère public de son fils (Mt 12, 46-50 ; 13, 55 ; Mc 3, 31-35 ; 6, 3 ; Lc 8, 19-21 ; Jn 2, 1-12) aurait en effet été absente, aussi bien lors de la Passion (sauf chez Jean), de l’ensevelissement, que de la visite au tombeau.
Mais avec ce nouvel éclairage, on s’aperçoit qu’il n’en est rien. Elle n’a cessé d’être présente.
Si l’on compare les listes de femmes présentes lors de la Passion, qui figurent dans les Synoptiques (qui semblaient ignorer la présence de la mère de Jésus) avec celle de Jean, on constate alors qu’elles ne sont plus inconciliables (comme cela avait semblé être le cas jusqu’ici).
Marc (Mc 15, 40) et Matthieu (Mt 27, 56) mentionnent trois femmes : Marie de Magdala, Marie mère de Jacques le Petit et de Joses – que Matthieu appelle aussi « l’autre Marie » (Mt 27, 61 ; 28, 1) – ainsi que Salomé (la mère de deux des apôtres Jacques et Jean).
Certes, le groupe dont parlent les Synoptiques comprend encore d’autres femmes mais qu’ils ne nomment pas. Celles-ci, est-il précisé, se tiennent à distance et observent de loin.
Nous sommes en focalisation externe. Chez Jean, la perspective change : la focalisation est interne et la scène est vue de près. Cette fois, les femmes ne sont plus que deux : la mère (Marie de Magdala) et la tante de Jésus (« l’autre Marie », par rapport à la précédente), autrement dit, les proches parentes.
Il y a changement de point de vue. Pourquoi ? Disons, pour aller vite que Marc et Matthieu se font l’écho de la « tradition apostolique », tandis que Jean, qui exclut Salomé du cercle des intimes, se fait ici l’écho de la « tradition familiale ».
Que disent les sources anciennes ?
Mais comment se fait-il, si cette lecture est exacte, qu’aucune source ancienne n’en ait conservé la trace ?
En réalité, et même si cela peut sembler incroyable, les sources existent et elles sont nombreuses.
Avant que la tradition latine ne fasse de Marie de Magdala une ex-prostituée, la tradition syriaque, bien plus ancienne, l’avait identifiée à la mère de Jésus.
Et Éphrem de Nisibe est loin d’être le seul représentant de cette tradition.
On en trouve également la trace chez de nombreux autres écrivains ecclésiastiques (de langue syriaque, copte, grecque et même latine), dans les apocryphes, dans les écrits gnostiques ou assimilés et même dans le Talmud de Babylone.
À ce titre, le houleux débat qui agite depuis des années les spécialistes autour de l’identité de la « Marie » des textes gnostiques – Marie mère de Jésus ou Marie de Magdala ? – est en définitive ridicule car il est sans objet.
Une fois n’est pas coutume, tout le monde a raison, puisqu’il s’agit en réalité, comme dans les évangiles, d’un seul et même personnage, appelée tantôt « Marie », et tantôt « Marie la Magdaléenne » (ou « de Magdala », mais a-t-on jamais eu idée de vouloir distinguer, dans les évangiles, « Jésus » de « Jésus le Nazaréen » ou « de Nazareth » !).
Notez bien ceci : dans ces documents, les deux Marie ne sont jamais présentes simultanément (prenez la Pistis Sophia par exemple), tout simplement parce qu’elles ne le peuvent pas !
Vouloir à toute force les distinguer revient ni plus, ni moins, à s’opposer sur la question de savoir si c’est plutôt « bonnet blanc » ou « blanc bonnet »… (tiens… un chiasme !).
Et ceci est valable pour tous les textes gnostiques ou assimilés qui nous sont parvenus.
Le baiser de Marie à Jésus
On a voulu faire de Marie de Magdala l’épouse ou la compagne de Jésus en s’appuyant notamment sur ces mêmes documents, en particulier l’Évangile de Marie et l’Évangile selon Philippe. Marie de Magdala y est en effet appelé la « compagne » de Jésus, il y est dit que Jésus l’aimait plus que tout autre femme et qu’il l’embrassait souvent sur la bouche.
Certes, mais ceci étaye justement cela car dans la tradition syriaque, la mère de Jésus est également qualifiée de « compagne » (au sens de complémentarité, évidemment…) de son Fils, et il est également dit que Jésus l’aimait « plus que tout autre femme ».
Mais quoi de si étonnant, de la part d’un homme a priori célibataire et sans enfants, que d’aimer ainsi sa mère ? D’autant qu’ici, l’amour filial se double évidemment d’un amour mystique.
Reste le baiser sur la bouche. Laissons de côté sa dimension symbolique et mystique et allons droit au but : le baiser sur la bouche était alors une pratique répandue, entre amis et entre proches, comme de nombreux documents l’attestent.
Les filles embrassaient ainsi, aussi bien leur père que leurs frères, et les fils leur mère.
Mais surtout, il existe une tradition bien établie (plusieurs textes), mais peu connue pour l’instant, qui veut que Marie de Magdala (la mère de Jésus dans ces récits), au moment de l’apparition de son Fils, ait voulu alors l’embrasser sur la bouche : un acte alors éminemment naturel de la part d’une mère, surtout au vu des circonstances.
Voici comment elle est rapportée par le pseudo-Cyrille de Jérusalem (un texte qui nous est parvenu en copte – comme la plupart des écrits gnostiques – et modestement traduit de l’italien par mes soins…) :
« Il lui dit : “Mariham !” Elle reconnut que c’était son fils et voulut l’embrasser, s’exclamant en hébreu : “Rabboni” qui se traduit par “Maître”.
Elle courut à sa rencontre, désireuse, dans sa joie, de l’embrasser et de baiser sa bouche – puisque aucun être humain ne serait capable de refréner sa joie dans un moment pareil ! – mais lui voulut la retenir et lui dit : “Ne me touche pas…” »
Et encore, chez le même auteur (c’est Marie qui parle) :
« J’étais si heureuse que je m’approchai pour l’embrasser selon mon habitude. Lui me dit : “Ne me touche pas…” »
Il s’agit d’une amplification littéraire de l’épisode rapporté chez Jean (Jn 20, 11-18) dont il existe plusieurs variantes.
Les écrits gnostiques ne font tout simplement que véhiculer cette tradition que j’ai appelée « diatessarique » : elle fut, en effet, prioritairement connue et transmise par les auteurs qui utilisaient le Diatessaron (« à travers les quatre »), une harmonie syriaque des évangiles traditionnellement attribuée à Tatien (vers 170), mais qui est sans doute plus ancienne.
Mais on pourrait, en l’occurrence, tout aussi bien parler de « tradition familiale » puisque nous avons vu qu’elle est déjà présente chez Jean : Marie de Magdala est tout simplement la forme complète du nom de la mère de Jésus. Mais faut-il vraiment y voir un toponyme
Que signifie magdala ?
D’après l’explication la plus répandue, Marie serait originaire de la localité de Magdala, sur les bords du lac de Tibériade. Mais cette explication n’est sans doute pas la bonne et pour plusieurs raisons.
En voici les deux principales : d’une part, ce n’était pas l’usage, à cette époque et dans ce milieu, de nommer une femme d’après son lieu d’origine.
D’autre part, et surtout, l’emploi par Luc de hê kalouménê (ἡ καλουμένη) entre « Marie » et Magdalênê (Magdalhn») paraît exclure toute référence à un nom de lieu. Luc écrit en effet (Lc 8, 2) : Maria hê kalouménê Magdalênê (Μαρία ἡ καλουμένη Μαγδαληνή),
Marie surnommée la Magdalênê. Or, dans la Bible, quand le mot kalouménos (καλούμενος) – au féminin chez Luc – sépare deux autres termes, et que le premier des deux termes est un nom propre, le second n’est jamais un nom de localité. Il s’agit toujours alors d’un surnom qui entend souligner une caractéristique physique ou morale du personnage.
Si l’on remonte à l’araméen, les termes que l’on traduit par « Marie de Magdala » peuvent avoir plusieurs sens.
Ils peuvent notamment signifier Marie « la grande », voire « la tour » (magdela). Ou encore, en araméen de Palestine (megaddela) : Marie « la célébrée », « la Magnifiée », « l’Exaltée » (au sens positif du terme). Il s’agissait donc initialement d’une épithète élogieuse attribuée à Marie, destinée à la singulariser (une femme juive sur quatre, en moyenne, s’appelait Marie, en Palestine, à cette époque) et à souligner son caractère éminent. Elle a été choisie entre toutes : Luc 1, 42.
En la désignant ainsi, les évangélistes n’auraient donc eu nulle raison d’être plus précis : leurs premiers destinataires savaient immédiatement de qui il s’agissait. Une fois passé en grec, le sens du vocable sémitique s’est perdu et il a fini par être faussement interprété comme un toponyme.
Une thèse peu romantique…
Évidemment, cette thèse est moins romantique et bien moins croustillante que celle développée par Dan Brown dans Da Vinci Code. Elle ne répond sans doute pas davantage aux préoccupations du public actuel souvent avide de sensationnel.
Mais elle est largement étayée et, plutôt que d’être simplement ignorée, mériterait sans aucun doute un examen approfondi. Pour la soutenir, nul besoin en tout cas d’avoir recours à de faux papyrus…
Voici pour l’aperçu le plus rapide et le moins incomplet possible des conclusions de mes travaux en cours concernant cette question.
Reste à présent à trouver un éditeur pour l’ouvrage iconoclaste (?) sur lequel je travaille depuis sept ans et dont je suis en passe d’achever la rédaction : Marie appelée la Magdaléenne – Ier – VIIIe siècle – Entre Tradition et Histoire (titre provisoire). Il devrait compter environ 500 pages. J’en suis aux dernières corrections.
Thierry Murcia,
Docteur ès lettres de l’Université d’Aix-Marseille
Membre associé de l’Unité Mixte de Recherche (UMR) 7297
Marie appelée la Magdaléenne | Presses Universitaires
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