L’actualité, c’est une femme. Une seule. Plus de dix jours que cela dure. Que l’on ne peut s’abstraire de son destin, de ses paroles, de son message de joie et de foi. De son visage amaigri et radieux. [...] Mais il y eut Ingrid Betancourt, sortie comme un ange d’une boîte. Énergie Elle fut durant des années, et jusqu’à l’année dernière, une icône au sens pictural : image sans voix, visage sans parole. On passait devant ses photos d’« avant ». On méditait, on s’interrogeait, on s’inquiétait. Puis il y eut cette lettre à sa mère, texte admirable déjà loué ici (lire La Croix du 8 décembre 2007) , bouteille réchappée de l’océan vert de la jungle colombienne, testament de vie, d’espoir et de peurs. Témoignage d’amour et, déjà, de foi. Force de l’écriture qui la rendait à la vie en même temps que, partiellement, à ses proches. Et montrait à ceux qui doutaient de sa grandeur autant qu’ils doutaient parfois de sa souffrance – l’estimant excessivement médiatisée par rapport à d’autres souffrances – qu’on n’anéantit pas ainsi la dignité d’un être humain, sa liberté de conscience et même d’expression. Que nul n’a le pouvoir, si brutal soit-il dans ses méthodes, de tuer une âme qui a décidé d’affronter le mal en face. Et voici que, il y a dix jours, dans des circonstances qui ont elles aussi leur part de mystère, voici l’icône, que l’on disait à l’agonie depuis des mois, rendue à la parole, à la visibilité, à la joie de vivre et à la force d’être. Au fond, le premier cadeau que nous fit à tous cette libération inoubliable, très médiatisée (mais pourquoi se plaindrait-on que les médias nous fassent vivre de tels événements, voudrait-on qu’ils se limitent au funèbre et à l’horreur ?), ce cadeau ce furent ce visage, ces larmes de joie, cet agenouillement sur le tarmac de l’aéroport de Bogota, ces embrassades renouvelées d’aéroport en aéroport, ces mains tendues, données, prises et reprises. Le cadeau, ce furent ces paroles constamment répétées sur le thème du pardon, du bonheur, de l’amour, de la prière, ce chapelet autour du poignet droit, ces remerciements aux hommes mais aussi à Dieu, à la Vierge… Et, immédiatement, malgré le soulagement libérateur, les pensées pour les autres, ceux qui restaient, par centaines, dans la jungle, détenus par des bandes à l’idéologie confuse. Embarras Déjà, il s’en trouva pour juger qu’on en faisait trop. Qu’elle en faisait trop. Qu’elle allait craquer, à ce rythme. À courir d’un avion à un autre, d’un studio à l’autre. Multipliant les entretiens, les déclarations, les sourires. La diva du malheur retourné en liesse, il fallait lui conseiller de se reposer. Mais se reposer de quoi ? De la liberté ? Du bonheur ? On s’interrogeait. D’où tire-t-elle cette vitalité ? Quelle est sa ressource énergétique ? D’où lui vient cet allant, cette force ? Alors naquit l’embarras du médiatiquement correct qui n’aime pas que ces choses-là se manifestent : elle tirait tout cela de sa foi. Foi en Dieu, en Jésus-Christ, en l’Esprit Saint et en la Vierge Marie. À l’écouter, tous les saints du paradis s’étaient ligués pour concourir à sa délivrance, et déguisés en soldats colombiens. Elle irait à Rome, rencontrer le pape (au passage : on veut croire qu’il ne sermonnera pas cette catholique fervente, divorcée et remariée…). Elle irait à Lourdes pour remercier la Vierge. On la verrait prier à Saint-Sulpice et assister à la messe au Sacré-Cœur, en mémoire de son père. Elle expliquerait à nos confrères de Pèlerin que durant sa captivité la lecture de l’Évangile lui avait appris à ne pas maudire son ennemi mais à le bénir. Et qu’au plus profond de l’humiliation, ce qui la fit tenir ce fut sa foi, renforcée, approfondie, entretenue de l’intérieur. Elle était habitée.
C’était donc ça, le carburant étonnant et mystérieux qui nous valait cette leçon de dynamisme, de positivité ! On sentit du dépit dans l’air. Il y eut des sarcasmes. On commença à lire, ici ou là, qu’elle était devenue « bigote », que cela pouvait s’excuser mais que cela, espérait-on, finirait par lui passer. On comprenait que la captivité lui fût montée à la tête et que la libération l’eût placée dans une situation euphorique telle qu’elle ne pouvait aussitôt reprendre pied sur terre. Mais elle atterrirait, bien sûr. Plus tard. Une fois évaporée l’eau bénite. Quand elle reviendrait aux choses sérieuses, à la politique. On n’en sait rien. Ce que l’on comprend, c’est qu’Ingrid Betancourt a vécu l’expérience d’une abolition de toute dignité ( « On m’a traitée comme je n’aurais pas traité une plante » ). Et que, dans cette déréliction, dans ce chemin, dans cette passion, elle a rencontré la source de toute dignité humaine. De toute vraie libération. De tout bonheur. Et vous auriez voulu qu’elle nous en épargne le témoignage ? Pour ne pas choquer les esprits forts ? Au contraire : gratitude, Ingrid. Bruno FRAPPAT. |